Huit des 14 pays perçus comme les plus corrompus au monde en 2010 sont africains[1] et aucun pays africain n’apparait parmi les 20 pays qui reçoivent le plus d’investissement direct étrangers. Il faut ajouter aussi que six pays africains appartiennent au groupe des 14 pays connus pour être les plus réfractaires à la création d’entreprises, si l’on en juge par le nombre de jours nécessaires pour le faire. Difficile de ne pas soupçonner un lien entre la faiblesse des investissements étrangers et cette forte prévalence de la corruption. La chasse au passe droit de toutes sortes et les dysfonctionnements chroniques des services publics qu’elle induit, ainsi que l’informalisation pernicieuse de nombreux circuits administratifs et économiques sont clairement nocives pour le développement de pays africains. Elles rebutent les investisseurs et dé facilitent les initiatives. Limitons pour l’instant notre propos à la petite corruption, celle que l’on a parfois tendance à ignorer ou pire à excuser, soit parce qu’on l’assimile à la culture, soit que l’on compatit au sort de ces gens ordinaires qui la pratiquent. On ne peut bien sûr que s’émerveiller devant la débrouillardise des petites gens, qui magouillent pour survivre à la pauvreté à Lagos, à Nairobi ou à Johannesburg, en se jouant du « système ». Tout le monde connait la blague, utilisée jadis pour railler la corruption du système soviétique, mais qui pourrait se passer dans les villes africaines aujourd’hui encore, lorsqu’un fonctionnaire à qui l’on demande comment il fait vivre sa famille avec le salaire officiellement payé par l’administration, répond calmement, « je ne sais pas, car personne n’a encore essayé ça ici ». Et tous ceux qui ont visité à Soweto la maison historique de Mandela ont entendu le guide raconter combien la loi du régime d’apartheid rendait littéralement impossible l’accès à la propriété pour les noirs, même dans le zones qui leur étaient assignées. Le candidat propriétaire devait en effet être fidèle à un employeur blanc pendant une vingtaine d’années, puis s’enrôler dans une queue, avant d’être éligible, sous réserve d’un revenu suffisant et d’un casier judicaire vierge, à l’inscription sur une liste de postulants dont la demande sera examinée et éventuellement prise en considération. De nombreux événements, comme un divorce, une contravention au code la route pour ceux qui sont chauffeurs, un changement d’employeur, ou même la mort de l’employeur, remettent votre compteur d’années à zéro. Mais le guide ajoute ensuite, avec un sourire ironique, « heureusement, le système était corrompu », de sorte que l’on finit par remplir ces conditions définies en réalité pour n’être jamais remplies. Clairement, dans ce cas-ci, c’est la corruption qui est du coté de la morale et non la loi. La corruption n’est en effet immorale que si, et seulement si, la loi est moralement juste. Et puis contrevenir à une loi aussi inique que l’apartheid est même un acte de résistance. On ne peut évidemment pas en dire autant pour les « débrouillards » des pays africains d’aujourd’hui, même si les bureaucraties sont loin d’être exemptes de critiques.
Mais l’analyse strictement financière de la corruption, celle qui importe plus pour le Trésor public et moins pour la croissance et le développement, est plus simple et tout simplement amorale, qui considère la chose du point de vue d’un calcul plus comptable qu’économique . Appliquée par exemple à l’évasion fiscale facilitée par les agents du fisc corrompus, une telle analyse débouche sur la recommandation qu’il faut prendre en compte le montant total des impôts, taxes et droits « éludés » du fait de la corruption, et les coûts à encourir pour les recouvrer. On comprend alors facilement qu’à mesure que la corruption elle-même « coûte » fiscalement moins chère, il devient plus sage de limiter les dépenses engagées pour son éradication. Or celles-ci augmentent précisément à mesure que la valeur unitaire de la transaction génératrice de corruption diminue, de sorte que les courbes de coût se coupent pour indiquer un niveau « optimal » de corruption tolérable, qui n’est clairement pas nul. D’où la rationalité de porter peu d’attention à la « petite corruption ». Mais c’est sans compter avec son impact sur la perception du pays et par suite son attractivité pour les investisseurs. Et comme on dit en Afrique, « la chèvre broutant là elle est attachée », les agents du fisc et les douaniers de base, les plus décriés, souvent à juste titre, par les organisations anti-corruption lorsqu’elles dénoncent la petite corruption n’ont pas le monopole du « petit geste » imposé aux usagers du service public. Les sages femmes par exemple, « acceptent le savon » que doit offrir toute femme qui vient accoucher, sous peine d’être insultée, maltraitée ou pas traitée du tout à moins de disposer d’une « protection rapprochée »[2] . Les enseignants ont inventé le « pétrole » qui consiste à mettre sur le marché les énoncés et les corrigés des épreuves que doivent passer les candidats aux examens et concours à différents niveaux du système éducatif. Les policiers, ceux en charge de la circulation routière notamment, reçoivent la « cola », pour fermer les yeux sur le défaut d’assurance ou de contrôle technique valide du véhicule, tout comme les agents de bureaux à qui il faut « parler français »[3] pour qu’ils s’occupent de votre dossier sur lequel pèse une lourdeur que seul « un geste » peut alléger. Les directeurs et chefs de service encaissent leur pourcentage sur les achats des projets qu’ils administrent et toutes les commandes publiques donnent quasi-systématiquement lieu à des commissions et à des retro commissions. II y a quelquefois même un marché du « bon de commande », arbitrairement attribué à des personnes manifestement pas qualifiées pour fournir les biens et services commandés et qui revendent le bon de commande à un véritable professionnel. Ce dernier doit donc intégrer le prix d’achat du bon de commande dans ses frais et facturer l’administration en conséquence. Cette sorte d’intermédiation, sans aucune valeur ajoutée, représente parfois l’essentiel des coûts de transaction encourus pour faire des affaires dans certains secteurs. Et ce serait une erreur de penser que seules les commandes publiques passent par de tels circuits, car faute de sécurité juridique des transactions, ces intermédiaires sont quelquefois les seules couvertures disponibles contre les risques inhérents à un environnement légal incertain et des systèmes judiciaires imprévisibles parce que eux mêmes corrompus. Tous les projets financés par l’aide au développement, exécutés par des ONG ou par des organisations internationales, et les achats effectués par les grandes entreprises du secteur privé moderne, composent avec ces intermédiaires. Mais alors on s’éloigne de la petite corruption pour entrer dans les labyrinthes de la grande, ce qui n’est pas notre sujet d’aujourd’hui. On conçoit aisément les distorsions à la concurrence qu’introduisent ces pratiques, et par suite les coûts d’efficacité de la dépense publique, on mesure aussi les coûts indirects en terme de crédibilité du système judiciaire, dont les investisseurs se méfient à juste titre, mais comment saisir les ravages que fera un infirmier ou un médecin incompétent mais qui a obtenu ses diplômes en utilisant du « pétrole » ?
Plus que l’analyse théorique et la mesure fine du phénomène, évidemment nécessaires, ce qui importe dans l’immédiat, c’est que les gouvernements s’appliquent à éradiquer ces pratiques et pour cela, il est essentiel de bien cerner la cause première du mal. Sur ce plan, dans la plupart des pays africains, le problème n’est pas seulement que les gens contournent la règle de droit par les pots de vin et les dessous de table, le problème c’est aussi que suivre la règle ne marche pas, respecter la loi est inefficace, passer par la voie normale se fait en vain et par conséquent, être honnête s’apparente à une forme de naïveté. Pour faire des affaires, pour lancer une entreprise, pour obtenir un document ou une autorisation de l’administration, se conformer strictement à la loi est contreproductif car non seulement vous y dépenserez le temps et les frais légaux, mais vous n’obtiendrez pas ou pas à temps ce que vous recherchez. Les contours et les détours sont donc des passages obligés, couteux eux aussi, mais au moins efficaces. C’est donc bien d’un problème de gouvernance qu’il s’agit et il faut le traiter comme tel. Dès lors que faire ? II faudra sans doute supprimer autant que possible les monopoles et les « guichets uniques », source de discrétion et donc de tentation de créer un point de captation de ressources. II faut aussi se méfier des « simplifications », très à la mode, qui peuvent n’être que des raccourcis, source d’opacité, car un circuit peut être à la fois plus long mais plus rapide et par suite moins cher, à condition d’être transparent. Tout comme le développement dans son ensemble, la bonne gouvernance n’est pas « process neutral ». Mais il faudra plus que de la technique, pour véritablement éradiquer ces pratiques devenues si courantes, qu’elles paraissent naturelles. Un de mes amis m’a fait remarquer un jour que dans certains pays africains, avoir été condamné par un tribunal pour détournement de deniers publics ou enrichissement illicite n’est pas socialement infamant. Soit, mais pourquoi en est-il ainsi ? Est-ce parce que frauder n’est pas déshonorant, ou bien parce tout le monde croit que le Tribunal est aussi indifférent à la vérité que le sont tous les services publics et que dès lors les décisions de justice n’ont aucune autorité morale ? Etre pris en flagrant délit de fraude lors d’un examen ou d’un concours de recrutement était déshonorant il y a trente ans de cela et aucun élève ou étudiant de cette génération là, qui se serait trouvé dans ce cas de figure n’aurait eu l’outrecuidance d’en parler à ses parents ou de solliciter l’appui de ses camarades pour échapper aux sanctions. De nos jours, ce sont les parents eux mêmes qui achètent le « pétrole » pour leurs enfants et les étudiants iraient probablement en grève pour protester contre des sanctions trop sévères qui frapperaient des « camarades » pris en flagrant délit de fraude. Quant aux passe droit, tout le monde s’en plaint, mais chacun en use, tant et si bien que la règle, quant il y en a une, ne s’applique qu’aux plus faibles, aux laissés pour compte, ceux qui n’ont ni argent pour payer, ni relations haut placées pour intercéder en leur faveur. Et puis il y a les pressions de toute sorte que subissent tous ceux qui, dans le public ou dans le privé, exercent une responsabilité, grande ou petite, pressions tendant toutes à les amener à prendre des libertés avec les règles de la compétition juste et du traitement égal de situations. Tous les gestionnaires de ressources humaines sont submergés de « recommandations », pour recruter sans sélection, promouvoir sans mérite ou ne pas sanctionner en cas de faute ou de manquements. II faut admettre que la famille élargie et les multiples réseaux de solidarité africaine sont des puissants groupes de pression au profit de leurs membres et de leurs clans et participent activement à défaire les systèmes visant à assurer l’application rigoureuse des lois et l’administration efficace de la justice ou la neutralité politique des services publics. C’est sans doute pour corriger ce biais qu’un pays comme le Botswana a maintenu dans son administration publique des fonctionnaires britanniques plusieurs décennies après l’indépendance ou que l’ile de Grenada, dans les Caraïbes, recrute par appel d’offre international, le chef de sa police et son adjoint sur la base de termes de référence et de contrat clairs avec des objectifs de résultats en matière de lutte contre la criminalité générale et contre le trafic de drogues. Le recours à ces “ces mercenaires civils” internationaux, sans être une panacée, est une piste qui pourrait être considérée. On en utilise bien pour dans les mines, l’agriculture ou même la protection rapprochée des personnalités politiques, ainsi que dans la santé et dans l’éducation, sans que cela ne choque personne. II faut juste dépasser les nationalismes archaiques et le faire dans des conditions de transparence qui en permettent le contrôle par les citoyens et leurs élus.
[1] Somalie, Soudan, Tchad, Burundi, Angola, Guinée Equatoriale, République Démocratique du Congo et Guinée. The Economist, Pocket World in figures, 2012 Edition.
[2] Une pratique bien décrite et « décryptée » par Jean-Pierre Olivier de Sardan (sous la direction de). Médecine inhospitalière : les relations soignants -soignés dans cinq capitales d’Afrique de l’Ouest. Editions Kartala, Paris, 2003.
[3] Expression locale pour dire payer en franc CFA, dans certains pays d’Afrique de l’Ouest.