Comme chaque année, la publication par le PNUD de ses chiffres sur le développement humain et le classement récurrent du Niger en dernière position, provoquent une discussion très animée. L’innovation de cette année, c’est l’apparition de commentaires techniques, de bonne facture avec un travail remarquable de vulgarisation, mais surtout l’amorce d’un débat public sur les causes profondes et les raisons probables de notre performance. II est tentant de proposer ma perspective personnelle, même si beaucoup a déjà été dit. Et puisque même retraité un enseignant se défait difficilement de la propension à expliquer, j’assume le parti pris pédagogique du texte, et sollicite l’indulgence des experts pour les quelques simplifications qui m’ont paru nécessaires. Voici ce que je pense de notre IDH en trois points.
1. Les chiffres, ….
L’IDH du Niger est de 0,354 (sur une échelle de 0 à 1), ce qui représente 66% de l’IDH moyen de l’Afrique au Sud du Sahara, pour une espérance de vie à la naissance similaire (60.8 années contre 60.4). Ce sont donc les deux autres variables, le revenu par tête (909$ PPP au Niger, soit 27% de la moyenne africaine de 3399$) et l’éducation (en particulier le nombre moyen d’années de scolarisation des plus de 25 ans, qui est de 2, soit 27.4% des 7.3 ans pour l’ASS) qui creusent l’écart entre les autres pays et le nôtre. Ces deux facteurs pèsent d’autant plus lourds qu’ils agissent en synergie pour ralentir l’augmentation de notre IDH. En effet, ceux là qui ont reçu peu ou pas d’éducation et qui constituent aujourd’hui les 85% d’adultes analphabètes que compte notre pays ne sont pas -et ne peuvent pas être- suffisamment productifs pour générer une croissance rapide et qualitativement transformatrice du PIB. Lorsque l’on regarde l’évolution du niveau de l’indice depuis qu’il est calculé, il apparaît que le Niger a progressé constamment et plus vite que la moyenne subsaharienne (+1.95% au Niger contre 1.42%), avec une croissance par période qui est passée de 1.82% (1990-2000), à 2.35% (2000-2010), puis à 1.54% (2010-2015) pour s’établir à 1.95 pour 2017. II faut donc admettre qu’il y a aussi un problème de condition initiale, non comme excuse ou justification, mais pour prendre la mesure réelle des efforts à fournir.
2…. l’histoire qu’ils racontent….
Examinons successivement à quoi répond chacune des trois variables que l’on utilise pour calculer l’indice de développement humain.
*i) L’espérance de vie à la naissance*, utilisée pour mesurer la longévité, parce qu’elle dépend fortement, dans les pays en développement, de la mortalité des enfants de moins de cinq ans, est sensible aux politiques récentes de santé publique, mais elle dépend aussi des comportements, des ressources des familles et d’autres variables impossibles à changer par décret. Si donc, malgré la baisse significative de la mortalité infanto-juvénile depuis la dernière décennie du 20ème siècle (de 213 en 1990 à 124 en 2010), l’espérance de vie stagne ou recule légèrement, il faut peut-être regarder du côté de la pauvreté des familles. Or, sur ce plan-là, sans être le dernier des pays classés, notre situation n’est pas des plus faciles. Alors que selon le seuil de pauvreté monétaire (1.90$ PPP par jour), seulement 44.5% des nigériens vivent dans la pauvreté, ce sont près de 91% qui en subissent au moins une forme selon l’Indice multidimensionnel (MPI). Et c’est encore l’éducation qui est en cause (pour 37.24%), juste après les revenus (42.36%) et avant la santé (20.40%). C’est donc d’une histoire d’éducation et de pauvreté qu’il s’agit, la première étant trop faible pour combattre efficacement la seconde qui est massive. Ceux qui disent que « chaque enfant qui naît n’est pas seulement une bouche à nourrir, mais aussi deux bras pour travailler » feignent de ne pas comprendre que travailler avec ses seuls bras n’est plus suffisant pour créer la quantité minimale de valeur ajouté nécessaire à une vie digne d’être vécue et que pour mobiliser plus que ses bras il faut avoir été éduqué, faute de quoi on court un risque élevé d’être davantage une bouche à nourrir qu’un travailleur productif pour le reste de sa vie.
*ii)Le niveau d’éducation*, (mesuré ici par la durée moyenne de la scolarité des personnes de plus de 25 ans et la durée de scolarisation probable des enfants d'âge scolaire) ne dépend pas que de l’offre actuelle d’éducation. La première composante, résultat de ce qu’était la scolarisation il y a presque vingt ans, est une donnée sur laquelle il y a peu de possibilité d’agir efficacement aujourd’hui. La seconde qui convoque l’offre actuelle d’éducation dépend également de la demande d’éducation. Et on sait que chez nous, les efforts budgétaires consentis ces vingt dernières années pour accroître le taux de scolarisation ont eu comme résultat indésirable de dégrader la qualité de l’enseignement, ce qui a probablement réduit encore plus la demande d’éducation. II est important que ce soit désormais reconnu par tous. Mais il y a pire car, des facteurs culturels, instrumentalisés de façon idéologique, sont aussi à l’œuvre dans plusieurs communautés, les rendant de plus en plus réfractaires à l’école. C’est ainsi par exemple que lorsque l’on recommande d’éduquer les filles, (les femmes adultes ont en moyenne une année et demi d’éducation) de sorte qu’elles réclament à leur tour que leurs enfants soient éduqués, de les marier le plus tard possible (3/4 des femmes sont mariées avant l’âge de 18 ans et la proportion est en hausse) de sorte qu’elles aient le temps de s’éduquer davantage et qu’elles fassent de ce fait moins d’enfants (notre fécondité, à 7.2 enfants par femme, est la plus élevée du monde et les femmes en désirent jusqu’à 9) , ou que l’on suggère aux hommes d’en épouser une seule à la fois de façon à mieux contrôler la taille des familles pour pouvoir allouer davantage de ressources au bien-être de chaque membre et à l’éducation de chaque enfant, nombreux sont ceux qui vous répondent que c’est un attentat contre notre identité, notre religion voire notre âme ou qu’il s’agit d’une conspiration orchestrée contre nous pour mieux piller nos richesses. Mais d'abord est-ce possible de réduire effectivement la fertilité par une politique publique franche et résolue dans un pays africain ? La réponse est un oui sans ambages. Plusieurs pays africains le font avec succès, dans des contextes à maints égards similaires au nôtre comme l'Ethiopie, le Malawi ou le Rwanda. Il faut pour cela une action déterminée, qui utilise des incitations ciblant directement les femmes. Chez nous, l'action publique en la matière consiste en des campagnes de sensibilisation et des programmes mobilisant tous les notables jusqu'aux fondamentalistes, pour prêcher le contraire de ce qu'ils pratiquent et encouragent une fois les caméras retirées. On peut objecter que nous sommes au Sahel, les états y sont fragiles, la démocratie s'y pratique sans débat, l'effondrement des institutions étatiques menace en permanence telle une épée de Damoclès. Alors oui, il s'agit aussi d'une question politique et non seulement de gouvernance. Pour l'instant tout le monde se félicite de l'infléchissement de la fécondité, à peine perceptible (passée de 7.6 à 7.2), qu’il est impossible d'imputer rigoureusement aux actions mises en œuvre, en espérant plus qu'en agissant pour que la tendance se renforce.
*iii)Le Revenu National Brut par tête*. Sans une croissance significative et soutenue du RNB par tête, il est impossible de déclencher les transformations nécessaires à un développement humain durable. C’est presque un truisme, mais la pédagogie se nourrit aussi de la répétition. Dans notre pays où le principal prédicteur de la croissance du PIB est encore la pluviosité, et 85% des adultes sont illettrés, l’entreprise n’est pas simple de susciter et de maintenir une croissance rapide du RNB per capita. Il n’existe même pas, à ma connaissance, de précédent historique qui montre que c’est possible avec un tel niveau de capital humain. Nous avons bien enregistré ces dernières années des taux de croissance du PIB de 5 à 8% et parfois plus, mais dans quelle mesure la pauvreté a reculé ? Une des difficultés conceptuelles qui obscurcissent le débat, c’est l’insuffisante réalisation que le RNB/tête, est un ratio et que l’arithmétique a des règles. L’une d’elles est que la variation d’un ratio est la résultante de l’évolution relative du numérateur par rapport à celle du dénominateur. En termes plus simples encore, ce qui compte ce n’est pas seulement que le RNB augmente, mais qu’il augmente beaucoup plus vite que ne le fait la population, pour que le ratio augmente rapidement. Comme le dénominateur (ici la population) augmente au taux de 3.7% (là encore le plus rapide du monde), le ratio lui ne se met en mouvement favorable qu’à partir du moment où le RNB lui croît beaucoup plus vite que cela. II n’est donc pas étonnant que chez nous il ait baissé fréquemment depuis 1960. Dès lors, il est évident que laisser filer la croissance démographique va conduire à faire souvent du surplace et même à reculer, à moins de disposer d’une formule infaillible qui imprime une croissance fulgurante au PIB dans nos conditions. Et pourtant il n’y a toujours pas de consensus sur la question dans notre pays. Certains de nos compatriotes pensent, peut-être de bonne foi, que la croissance de notre population est un atout (en invoquant la Chine et l’Inde, mais en omettant les décennies de politique de l’enfant unique et les stérilisations forcées) ou en soulignant que notre espérance de vie a augmenté en même temps que la population (en oubliant que nous nous sommes aussi appauvris en chemin, de sorte que les gens vivent en moyenne plus longtemps et plus pauvres). C’est Amartya Sen, je crois, qui pose la question de savoir si l’espérance de vie est encore un indicateur de progrès s’il s’agit de vivre longtemps pour souffrir plus longtemps des affres de la pauvreté ? II faut donc être clair, limiter la croissance de la population n’est pas un objectif en soi, mais une condition sine qua non d’une augmentation suffisamment rapide du RNB/tête dans notre pays, indispensable pour éradiquer la pauvreté. Certains autres parlent même de dividende démographique. C’est un usage audacieux, dans notre situation, d’une expression utilisée initialement pour exprimer l’idée que dans un pays ayant un taux de salarisation élevée et une main d’œuvre vieillissante, une démographie dynamique, qui met le pays à l’abri d’un déficit de travailleurs (pour financer de la retraite et de la protection sociale, dont l’assiette est souvent constituée par les salaires des actifs, sans creuser des déficits publics) est un atout, une sorte de retour sur l’investissement que représente les dépenses d’éducation et de formation plus élevés qu’il encourt du fait des naissances plus nombreuses. II s’agit là-bas de réduire, grâce à des travailleurs plus jeunes, le taux de dépendance (ratio entre ceux qui sont trop jeunes ou trop vieux pour travailler et ceux qui travaillent). Davantage de naissances dans un pays où l’écrasante majorité de la population est jeune et la vieillesse ne s’allonge pas sans cesse, produira exactement l’effet inverse. En plus, notre économie même lorsqu’il y a une croissance du PIB, ne crée pas beaucoup d’autres emplois que le travail agricole temporaire et à faible productivité et donc peu rémunérateur. C’est pourquoi, les jeunes, même ceux qui sont éduqués, n’ont souvent d’autre choix que le volontariat, les contrats à durée déterminé sous-payés, le service civique à répétition, les interminables stages, en attendant un emploi public. Dans ces conditions, parler de dividende démographique ici ressemble un peu à de la langue de bois.
3…. Et les contraintes qu’ils imposent.
L’augmentation du RNB/tête créerait des possibilités réelles de sortie massive de la pauvreté, (comme cela s’est passé en Asie) par les revenus du travail pour la majorité et la redistribution pour les autres. Salariés, les travailleurs deviennent en effet des contribuables plus aisément imposables, et dès lors, pensent certains, des citoyens plus exigeants.
La première leçon de notre cours d’arithmétique est que *notre démographie est l’une des contraintes les plus sévères à desserrer pour nous élever sur l’échelle du développement humain*. C’est donc un problème à résoudre, qui se pose également à d’autres pays africains, mais nulle part avec la même acuité que chez nous. II est crucial que nous le comprenions et en fassions une priorité.
Quant à la croissance du RNB, elle peut être approchée par des stratégies différentes, voire opposées. Mais aucune ne peut méconnaître que la croissance est le fait des hommes et des femmes qui créent, par la qualité de leur travail (et pas seulement par leur nombre), la valeur ajoutée. La productivité du travail dépend, disent les économistes, du capital disponible par personne mais aussi de l’éducation. C’est d’autant plus vrai que de nos jours, avec la mobilité plus facile du capital, ce dernier se déplace à la recherche d’une main d’œuvre de bonne qualité. Or l’éducation est certes un droit, mais il a aussi un coût et sa qualité dépend essentiellement de la dépense par élève. On a vu que les familles sont plus que souvent trop pauvres pour y consacrer beaucoup de ressources. Le fardeau retombe donc sur les finances publiques. La dépense par élève est d’autant plus difficile à maintenir ou accroître, que le nombre d’élèves augmente chaque année, comme c’est le cas chez nous de 700000 à 800000 à scolariser. C’est encore une question de dénominateur. Nous savons que ce que nous coûte l’ignorance du plus grand nombre est encore plus cher pour renoncer à éduquer.
On peut, à partir de là, débattre de la meilleure façon de refonder notre système éducatif pour en améliorer le rendement et de l’offre politique la plus susceptible de favoriser la croissance économique. En tout cas, l’adhésion mécanique à des objectifs mondiaux, sans aucun diagnostic rigoureux de leur pertinence locale ni de leur faisabilité, malgré son avantage tactique de débloquer plus rapidement l’aide au développement, n’est plus suffisante désormais. II va falloir sans doute compter davantage sur la dépense publique sur ressources nationales, en essayant d’améliorer l’efficacité de celle-ci, son allocation entre les différents niveaux et les différentes filières d’éducation, en fonction des besoins de tous, et pas seulement des prétentions des éducateurs ou des demandes des enseignés. La privatisation de pans entiers du système n’est pas un substitut satisfaisant à une réforme profonde.
Mais vous nous aviez dit aussi qu’il y a la question prioritaire de sécurité, la fragilité des états, les infrastructures défaillantes, les biens publics insuffisants, les discriminations de genre et les institutions manquantes comme un régime foncier moderne, des marchés concurrentiels, une administration publique efficace ou encore la recherche effrénée de rentes, la gouvernance critiquable et tout le reste…
C’est exact mais on ne peut pas tout aborder dans une leçon d’arithmétique, on en reparlera donc dans la leçon d’économie politique, si le cours n’est pas supprimé d’ici là pour des raisons budgétaires ou idéologiques.