La sagesse conventionnelle veut que l’Afrique soit une terre de solidarité, où le partage et non l’échange, est roi. Le lien social y est sacré, la communauté l’emportant toujours sur l’individu, la survie du groupe sur la réussite individuelle. II en découle qu’il faut approcher le développement économique et social de façon « communautaire », car l’échange marchand pur et parfait n’existe pas. Les solutions et stratégies de marché, même lorsque celui-ci n’est pas défaillant, ne fonctionneraient pas. Les pauvres seraient intégrés à la communauté, il n’y a pas vraiment d’exclus, car les familles rassemblent, les villages unissent, les ethnies fédèrent, dans une harmonie dont le secret échappe aux caricaturales lois de l’offre et de la demande. Toutes les disciplines des sciences sociales et humaines, de l’ethnologie à la sociologie et tous les africanistes ont apporté leur pierre à l’édification de cette construction intellectuelle finalement rassurante. Ainsi les échecs des politiques et programmes de développement trouvent leur causes dans les sociétés elles-mêmes et non bien sûr dans les faiblesses de la mise en œuvre, les fuites des ressources vers d’autres directions, l’incompétence des bureaucraties du développement ou l’insuffisante pertinence de ces programmes eux-mêmes. Chacun a fait son travail et l’a bien fait et, si il n’y a pas de résultat, c’est que « ces gens- là » sont différents. II faut d’abord qu’ils « s’approprient » leur développement. La lutte contre la pauvreté sera gagnée si les politiques sont conçues avec la participation des pauvres et les programmes mis en œuvre sous leur direction. Ainsi naquit un autre discours, un discours de plus, pas vraiment révolutionnaire, juste destiné à remplacer ou compléter les précédents, puisque la réalité de la condition des gens ne change pas et parfois, s’aggrave. II y a là aussi comme un léger problème, car les pauvres lorsque l’on les interroge, ne répondent pas comme ils devraient, c’est-à-dire comme des membres solidaires de leur communauté, soucieux du destin collectif et du bien-être communautaire, indifférent à leurs interêts individuels. L’histoire se passe en Afrique de l’Ouest, dans les années 1990, lorsque l’Initiative dite de Bamako, proposait de remplacer l’accès gratuit mais théorique à la santé, dans des centres médicaux ruraux et même urbains, sans médicaments ni personnel de santé motivé faute d’ une rémunération décente et régulière, par une offre effective de soins payants, en instituant un recouvrement des coûts tout en garantissant un paquet minimum de services. La stratégie en elle-même a beaucoup de sens. Elle résout tous les problèmes connus sous le terme des « coûts de la gratuité » (Pourboire et petits cadeaux aux différents prestataires pour obtenir une consultation, parcours du combattant pour pouvoir prouver son indigence, tarification clandestine des services etc.), elle rend les centres de santé fonctionnels grâce à un stock de médicaments, les infirmiers et aides soignants sont payés intégralement sur les recettes du centre ou à tout le moins reçoivent un petit complément de salaire, histoire de les motiver et de réduire les tentations etc. De plus et c’est la dimension communautaire qui le veut, pour assurer, au nom de l’équité, que personne ne sera privé des services parce qu’il ne peut pas payer, un comité de santé est institué, qui accorde les exonérations aux indigents. Une évaluation, conduite après deux années de fonctionnement de ce système, révèle que dans les centres qui fonctionnent bien, les comités n’ont tout simplement accordé aucune exonération à aucun membre de la communauté. Pauvres eux-mêmes, les membres élus des comités de santé trouvent que personne n’est trop pauvre pour payer ! Cette observation, qu’un jeune fonctionnaire des Nations Unies a qualifiée de « cynisme des pauvres », ce qui lui a valu des réponses, voire des ripostes, quelquefois agressives, est une de ces réalités africaines, dont il n’est pas politiquement correct de parler dans les milieux du développement international. Les pauvres, en Afrique comme ailleurs, ne sont pas des saints. II ne faut bien sur pas en conclure, comme l’auraient fait les habitants riches d’un quartier de Mexico, que pour combattre puis éradiquer la pauvreté, la meilleure stratégie c’est d’éliminer les pauvres eux mêmes ! Et donc de sortir la carabine pour contribuer à l’initiative gouvernementale de lutte contre la pauvreté dans un bidonville disgracieux au cœur de la cité. L’histoire “mexicaine” ne dit pas comment cela s’est terminée pour les pauvres, mais la pauvreté y a été « rasée », puisque le bidonville a été démoli pour laisser place à un programme de promotion immobilière ! Mais revenons à nos comités villageois de santé. Le deuxième enseignement de l’évaluation était que les comités de santé villageois se sont avéré de redoutables gestionnaires. II ne sont plus du tout intéressés par le suivi des activités gratuites de leur centre de santé, comme la vaccination des enfants ou la surveillance nutritionnelle de leur croissance, mais se concentrent sur les activités génératrices de revenus, c’est-à-dire toutes les activités curatives. La médicine plus que la santé, donc. Et les « riches » du coin y ont vu tout de suite une opportunité. II ont alors avancé l’idée qu’un comité c’est certes moins lourd qu’une administration, mais c’est encore un peu trop lourd et qu’il est possible de faire mieux, en privatisant purement et simplement les centres. On pourrait pour cela aider des infirmiers à ouvrir leurs propres salle de soins et les autoriser à facturer leurs prestations, de jeunes médecins à s’installer à leur compte ou carrément des hommes d’affaires à monter des business en ouvrant une clinique ! II ne faut bien évidemment pas tirer des conclusions définitives, comme l’ont fait trop vite certains, que le secteur privé est toujours et en toute circonstance meilleur que toute autre forme d’organisation de la production de services sociaux, mais il ne faut point se contenter de ce mythe, même enrobé dans une présentation un peu « scientifique », que les africains ignorent tout individualisme, comme prémisse d’élaboration de politiques et stratégies de développement. En Afrique comme ailleurs, les pauvres ne sont ni des saints,[1] ni des démons, et la pauvreté n’est pas une maladie mentale ou une pathologie relevant de la psychologie comportementale. Et si de nombreux progrès ont été faits dans les stratégies de lutte contre la pauvreté en développement international, beaucoup trop de « nouvelles stratégies » sonnent encore creux, car bâties sur des prémisses discutables.
[1] Relisez donc Hugo et pensez aux Thénardier ……