On ne relit jamais assez les grands auteurs. A. SEN est de ceux la, qui écrivait il y a plus d’un demi siècle, sans être démenti à ce jour, ni par les faits ni par les théories, que les famines et plus encore leur récurrence reflètent davantage un déficit démocratique qu’un déficit alimentaire. II faut bien sur « contextualiser » ce sagesse, pour qu’elle éclaire la situation des pays sahéliens et surtout le chemin pour en sortir. Les grandes famines du Sahel sont, pour ne retenir que les plus aigues parmi celles d’après les indépendances en 1960, celles de 1964/65, puis 1972/73, 1984/85, 1990-91, 1995/96,1997/1998, et encore en 2000/2001, 2004/2005 et celle en cours. Mais d’abord qu’est ce que le Sahel ? Géographiquement, c’est une des régions les plus arides de la planète, coincée entre le Sahara qui avance vers le Sud et les pays du Golfe de Guinée théâtre d’une déforestation accélérée. L’écosystème s’y dégrade à une allure vertigineuse ; la disparition de 90% de la surface du Lac Tchad, véritable mer intérieure il y a cinquante encore, étant la manifestation la plus spectaculaire mais non la seule du péril écologique qui se joue là-bas. Démographiquement, le Sahel est l’une des parties du monde qui enregistre à la fois les taux de natalité et les taux de mortalité, et en particulier de mortalité infantile, excessivement élevés. Economiquement, la situation n’est pas des plus brillantes, car si l’on peut relever ici ou là des épisodes de croissance positive du produit par tête depuis la fin des années 1980, ceux-ci ne sont ni toujours suffisamment durables, ni surtout suffisamment rapide, compte tenu de la croissance démographique, pour créer une dynamique de développement auto entretenue. Le Sahel dispose, comme d’autres régions du monde, de quelques ressources naturelles, mais elles ne sont pas parmi les plus demandées, et surtout ne viennent pas sans leur lot de malédiction. L’agriculture sahélienne est archaïque, les sols pas vraiment très riches, la pluviosité aléatoire, les eaux de surface rares et mal maitrisées et, en conséquence les rendements faibles. La pauvreté est donc massive dans la zone. Politiquement, le Sahel c’est un ensemble de 13 Etats fragiles, qui n’ont jamais eu les capacités ni toujours la volonté de fournir à leurs populations les services sociaux de base et les biens publics essentiels. Au sahel l’espérance de vie est généralement faible, la maternité un véritable calvaire, l’eau potable un luxe pour tous, l’éducation un privilège et la malnutrition la règle pour les enfants. Dans tous les pays sahéliens, les populations sont hétérogènes et se caractérisent avant tout par l’une insuffisance persistante de cohésion sociale, héritage du découpage colonial, mais contre lequel il n’y a pas de réponse qui ne soit pas, pour l’heure, pire que le mal lui même. Aucun de ces pays n’a connu une expérience ininterrompue de gouvernement élu ou d’alternance démocratique réussie, à l’exception du Sénégal. Aucun de ces pays n’a connu non plus de gouvernance effectivement démocratique, même de façon temporaire. Ce sont au meilleur des cas des semi-démocraties car les pouvoirs élus, plus ou moins régulièrement, gouvernent de la même façon que les juntes militaires qui les renversent périodiquement, les uns et les autres ne se sentant comptables et redevables devant les électeurs, ni modérés par des contre pouvoirs efficaces. II est vrai que les électeurs demandent rarement des comptes et peuvent comme ailleurs sanctionner des progrès ou pire encore récompenser des dégâts. C’est à cette situation qu’est venue s’ajouter l’installation de guérillas islamistes au Sahara. Ces dernières, confortées par l’effondrement de régimes dictatoriaux mais stables au Nord du Sahara, ont en quelque sorte fait leur jonction avec des tribus nomades du Sahel, notamment les touareg, coutumières des rebellions armées, qu’elles lancent et cèdent au prix de quelques avantages aux chefs de guerre, rigoureusement comme cela se fait d’un fond de commerce. Ceci est connu de tous, depuis au moins deux décennies. Ce qui est nouveau, a en juger par les medias, c’est que des fondamentalistes islamistes du nord-Nigeria, qui défiaient depuis deux ou trois ans le gouvernement fédéral du Nigeria, puissance régionale, auraient aussi fait alliance avec ceux du Nord, en tout cas au Mali. La conséquence évidente de tout cela est de compliquer davantage la « question touareg » et d’en faire un problème majeur au Sahel et du Sahel un enjeu stratégique majeur pour ceux qui veulent contenir puis éradiquer les groupes islamistes armés. Que la famine et l’épidémie de malnutrition surviennent dans cette configuration très particulière nous ramène au cœur de notre sujet, famine et hommes en armes. Les rebellions et plus encore lorsqu’elles prétendent faire une sécession en créant un nouvel état sur une partie du territoire national d’un pays confisquée par la force, positionne l’armée nationale comme un acteur clé de la survie même du pays. La famine, en discréditant aux yeux des populations les gouvernements, y compris lorsque ceux-ci sont démocratiquement élus, rend plutôt compréhensible la prise du pouvoir politique par les armées, perçues comme plus mobilisables pour combattre efficacement un péril mortel. Les deux phénomènes se conjuguent pour créer les conditions d’une déstabilisation des régimes civils en place. La première réponse c’est bien évidemment davantage de démocratie pour prévenir les famines, dont la récurrence est telle qu’elles sont aisément prévisibles et ne relèvent donc plus d’urgences, même si elles portent en elles les risques de catastrophes humanitaires. Mais une démocratie plus formelle que réelle, dont les subtilités échappent souvent à la masse des électeurs analphabètes et dont les élus s’affranchissent de facto de toute obligation de redevabilité n’est clairement pas suffisante. II faut donc revoir le contenu et approfondir les démocraties sahéliennes. Quand aux armées, il faudrait peut être les rendre plus citoyennes par une conscription à la fois plus large et plus représentative de la diversité des sociétés, mais aussi et peut être surtout les doter des capacités nécessaires à affronter et à réduire le rebellions. Plus nombreuses et dotées de capacités adéquates pour affronter victorieusement les rebelles, aujourd’hui mieux armés et dont l’arrogance est humiliante pour les militaires sahéliens, les armées nationales seront moins tentés par les victoires sans gloire contre des régimes civils. Et puisque la stabilité au Sahel est devenue, volens-nolens, un bien public global, on ne peut laisser ce travail aux seuls sahéliens et aux humanitaires qui s’y risquent.