C’est bien en économie que l’on parle des pays sous développés ? m’interroge un soir ma fille, pas encore 18 ans et bientôt bachelière. Voici ma réponse, puisée dans des souvenirs lointains pour certains, douteux pour les plus récents. Si vous avez des adolescents, ça peut aider.
Les « sciences économiques » dont les frontières se confondent aujourd’hui avec celle de l’économie mathématique, économie pure par excellence, sont contraintes de dialoguer avec l’histoire et la sociologie, puis les sciences politiques et les sciences administratives, pour proposer un discours cohérent sur le sort des ¾ de l’humanité qui vivent dans les pays pauvres. Force est donc de constater que la « pauvreté des nations » n’est pas un pur problème de science économique. Mais alors de quoi s’agit-il exactement lorsque l’on parle d’économie du développement ? L’économie du développement, ou « développement international » pour les académiciens anglophones, est l’une de ces disciplines qui classent et ordonnent leur objet autant qu’elles l’étudient. Retenons pour commencer que l’objet de l’économie du développement est précisément d’étudier la situation et l’évolution des pays « non développés » et, ajoutons pour être moins trivial, que sont concernés tous les pays non membres de l’OCDE[1]. On retrouve donc dans ce groupe, le Niger et les philippines, Saint Lucia et la Chine, le Cap Vert et l’Inde, le Tchad et Taiwan, les Maldives et la République Démocratique du Congo, pour n’en citer que quelques uns. On réalise très vite que cette définition résiduelle, n’est ni suffisamment descriptive de ce qu’est un pays « non développé », ni un marqueur d’aucune des caractéristiques essentielles des pays concernés. Une variante géographique de la définition, « les pays du Sud », en les situant tous dans l’hémisphère du même nom, résout en partie le second problème, mais en partie seulement, car il y a des pays développés au Sud de l’équateur, et laisse entier le premier. L’histoire aussi est convoquée quelquefois, pour parler des « pays du tiers monde”, en référence à une décision prise par les représentants de ceux de ces pays déjà indépendants, lors d’une conférence tenue en 1955 à Bandung, de se situer en dehors des deux blocs[2] et de rester « non alignés ». Cette définition n’est pas plus satisfaisante qui exprime une sorte de profession de foi politique, qui elle-même a désormais perdu toute pertinence, puisqu’il n’y a plus vraiment de bloc depuis la chute du mur de Berlin en 1989, même si le groupe des 77, qui est la traduction du non alignement au sein l’Organisation des Nations Unies survit formellement. Les économistes du développement s’y référent du reste très peu. II se sont donc mis à définir et à classer les pays en question, de concert avec les « praticiens du développement[3] », d’abord en usant des ressources de la sémantique, puis en essayant de délimiter des catégories par des seuils de revenu par tête pour revenir finalement à des représentations plus qualitatives mais aussi plus subtiles. Au départ donc, il y avait les pays pauvres, qui sont aussi, pour la plupart des ex colonies devenues indépendantes et membres de l’O. N.U. dans les années 1960. Les années 1970 ont été celles du politiquement correct. On a alors parlé de pays en développement, ou de pays en voie de développement que l’on opposait aux pays industrialisés. Les théoriciens radicaux, influencés par la théorie marxiste, très présente à l’époque, voyaient eux des pays de la périphérie par opposition à ceux du centre du capitalisme mondial et dénonçaient l’échange inégal ou dans une version moins idéologique, la dégradation des termes de l’échange. La planification centralisée l’emportait alors très largement sur « le marché » comme moteur de développement préféré des pays pauvres et « l’industrie industrialisante » et la « substitution aux importations » dominaient les stratégies de croissance choisies. Les institutions de Breton Wood (Banque Mondiale et Fond Monétaire International) adoptèrent quant à elles une classification, à la fois simple et quelque peu simpliste mais très pragmatique pour l’administration de leurs prêts, qui retient trois catégories : Les pays à faible revenu, les pays à revenu moyen (ou intermédiaire) et les pays à revenu élevé; l’appartenance à une catégorie est décidée par un critère et un seul, le revenu par tête[4] ; les taux et autres conditions d’accès aux prêts de ces institutions sont alors définies selon la catégorie du pays. Cette approche a été longtemps considérée comme la plus « opérationnelle » dans la littérature scientifique ou spécialisée, mais également par les medias tant il est vrai que les institutions financières internationales, celles crées au lendemain de la seconde guerre mondiale et basées à Washington auxquelles sont venues se joindre les institutions régionales[5] plus récentes, actives chacune dans un continent, ont dominé le financement mais aussi le débat stratégique sur le développement des pays pauvres. Elles imposèrent pendant deux décennies (1980-2000) les politiques et programmes d’ajustement structurel aux pays pauvres, pendant qu’elles servaient de relai idéologique aux pays industrialisés pour l’adoption du « consensus de Washington », le tout culminant avec la naissance de l’OMC[6], désormais gardienne de la dérégulation. L’Organisation des Nations Unies à elle aussi contribué à travers ses agences, à l’effort de taxinomie en définissant les « Pays les Moins Avancés »[7] dont la CNUCED[8] dresse et tient à jour la liste. L’appartenance à cette liste ouvre elle aussi l’éligibilité à un certain nombre d’avantages en matière d’aide au développement et de commerce international. D’autres agences du Système de l’O.N.U. ont proposé des classements annuels, sorte de palmarès qui mesure la performance du pays dans un domaine spécifique. Ce fut d’abord l’Unicef qui publia dès les années 1980, dans son rapport sur la situation des enfants dans le monde, un classement des pays en fonction du taux de mortalité des enfants de moins de cinq ans. Mais c’est incontestablement la publication annuelle, depuis 1990, du rapport sur le développement humain par le PNUD qui a véritablement remis au cœur du débat sur les pays pauvres, le classement des pays, non plus en catégorie mais par un score individuel, utilisant un indice composite, l’indice du développement humain[9] (IDH). Cet indice, à la fois facile à comprendre[10] et plus riche de signification qu’un indicateur construit avec une variable unique, même judicieusement choisie, répond assez efficacement à la critique de réductionnisme du Revenu par tête. II est applicable, sans perdre sa pertinence, à tous les pays et est par conséquent universel et plus acceptable politiquement. De plus il se calcule avec des données de base faisant l’objet de publication annuelle. L’IDH s’est donc imposée comme une référence essentielle dans la «fiche pays » des nations pauvres. Mais aussi intéressant que soit l’IDH, il reste muet sur la capacité des acteurs, et au premier rang desquels les Etats à changer la situation, en particulier là où l’IDH est faible. Certains pays ont un IDH faible, parce que le revenu est faible ou l’espérance de vie courte, mais bénéficient de la paix, d’une cohésion sociale forte, d’un gouvernement légitime, de politiques publiques effectives et donc de toutes les conditions d’un changement favorable. D’autres pays, au même niveau d’IDH sont confrontés à des conflits armés ou sont otages d’un gouvernement autoritaire et illégitime, d’une administration corrompue et inefficace qui fait donc partie du problème. D’où l’idée d’élaborer des indices qui mesurent les différents aspects de la gouvernance, de la stabilité, de la paix et de l’efficacité possible de l’aide au développement. Les indices de fragilité répondent à ce souci et intègrent de nombreuses variables à cet effet. Les trois indices de fragilité les plus couramment utilisés[11], pour classer les pays pauvres et à ce titre récipiendaire de l’Aide Publique au Développement, qui sont le BTI/SWI d’origine allemande, le CIFP canadien et le CIPA de la Banque Mondiale visent tous à saisir la légitimité, l’autorité et l’efficacité de l’ état dans les pays pauvres, confrontés a des défis de développement complexes. Les indices de Transparence, ceux de la facilité de faire des affaires, ceux de la liberté de la presse, participent du même effort. Mais on s’éloigne alors de la « pauvreté des nations » et en tout cas de l’économie du développement.
[1] Organisation de Coopération et de Développement Economique, crée en 1960, qui a son siège à Paris et regroupe 34 pays développés et qui ont un régime politique démocratique et une économie de marché.
[2] Le bloc des pays de l’est de l’Europe, communistes regroupés au sein d’une alliance militaire, le pacte de Varsovie et bloc occidental, regroupant les pays capitalistes européens et américain, participant eux à l’alliance militaire rivale qui est l’OTAN.
[3] Pas facile à définir, mais retenons qu’il s’agit de toutes les personnes qui dans les pays développés ou au nom de ceux-ci, ou encore dans des organisations internationales financées essentiellement par les pays développés, s’occupent d’aider les pays non développés.
[4] Sont ainsi considérés comme pays à faible revenu ceux qui ont un Revenu National Brut (RNB) per capita inferieur ou égal à 975$US. Et comme pays à revenu moyen inferieur ceux qui se situent entre 976 et 3855 $US, ceux qui sont entre 3856 et 11905 sont des pays a revenu moyen supérieur et au dessus de 11906 $US, les pays sont a revenu élevé.
[5] Comme the Inter American Development Bank,(IDB), the Asian Development Bank (ADB) et the African Development Bank (AfDB).
[6] Organisation Mondiale du Commerce crée en 1995 à la suite des négociations de Uruguay Round (1986-1994) et basée à Genève.
[7] L’ONU a toutefois d’autres catégories moins bien connues comme par exemple les pays enclavés, les petites iles etc.
[8] Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement, crée en 1964 basée à Genève, avec pour mission principale d’aider les pays sous developpés à tirer le meilleur parti possible du commerce international.
[9] L’IDH a fait ultérieurement l’objet de multiples raffinements méthodologiques pour mieux refléter les disparités de genre, les inégalités dans la répartition des revenus, la pauvreté etc.
[10] C’est une moyenne de trois indicateurs, Esperance de vie, Revenu par tête et Taux de scolarisation :
[11] BTI/SWI: Bertelsmann Transformation Index/State Weakness Index produit par le Center for Applied Policy research (Ludwig-Maximilians-Universitat Munchen) à Munich; CIPF: Country Indicators for Foreign Policy Fragility Index, produit par Norman Paterson School of International Affairs de l’Université Carleton a Ottawa et enfin le CPIA : Country Policy and Institutional Assessment produit par la Banque Mondiale a Washington.